La place de l'outil numérique
Revisiter la démarche projet à l'aune de la collaboration en ligne
Pour Robert Lewis (1996), dans la coopération chacun cherche à atteindre ses propres objectifs par l'entraide. La collaboration va plus loin puisqu'il y a accomplissement d'un objectif commun, d'une production commune. Pour Engeström (1995), le travail collaboratif n'est pas une simple division du travail mais comporte aussi des moments de remise en questio et de co-construction (l'objet d'étude est en construction au moment du travail commun, pas stabilisé). La division des tâches est obtenue après négociation et nécessite l'aval de toutes les parties prenantes. Pour parler de collaboration il faudra qu'il y aient des échanges durant les temps de production ainsi qu'une mise à disposition des ressources produites par chacun.
La démarche de projet suit une logique a priori bien établie et dont les principales étapes sont les suivantes :
penser le projet : que veut-on faire, quelles valeurs de l'éducation populaire vont le régir, quels objectifs poursuivis, quels moyens à disposition
planifier le projet : déterminer les différentes étapes de son évolution et les temps à mobiliser pour chacune d'entre elles. Cela permet d'affiner les objectifs, les tâches assignées à chacune des parties prenantes au projet, les ressources à mobiliser
coordonner le projet : faire des points réguliers pour connaître l'avancement du projet, actualiser les méthodes et marches à suivre.
Numérique et physique : complémentarité dans la démarche collaborative
Même si son importance est croissante, le numérique ne peut demeurer l'unique moyen de communication ou de co-construction : les différents supports (numérique, papier, rencontre physique) sont complémentaires. Les rencontres physiques demeurent indispensables en amont et lors des premières phases de travail commun. Ceci est encore plus vrai lorsque l'on s'apprête à travailler avec des personnes inconnues auparavant. Ces rencontres permettent de poser un cadre, d'établir ce qui peut être construit à distance et ce qui nécessite des échanges physiques, mais aussi de travailler sur la construction d'une culture , d'un esprit d'équipe. Les rencontres physiques, dans un premier temps, aident à établir tout cela. On retrouve également ce besoin lors des phases de finalisation, d'ajustement, qui sont souvent le fait de rapports plutôt informels dont le canal premier est la rencontre physique.
Le travail collaboratif aujourd'hui mêle réunion physique et démarche en ligne.
Une priorité : créer un environnement propice à la collaboration
En fixant un cadre de travail accepté par tous et en répartissant les tâches, un pas est fait vers une responsabilisation des équipes et davantage d'autonomie pour chacun des membres. De manière circulaire on en revient à l'importance d'établir pour le projet un cadre et des règles précisément définis afin que la nouvelle méthode de travail se révèle efficace (un risque serait de voir le gain d'autonomie se transformer en perte d'efficacité). De plus il ne faut jamais perdre de vue que l'autonomie se double d'une interdépendance puisqu'il faut que tout le monde tire dans le même sens pour atteindre l'objectif final commun. L'organisation du travail et les relations de pouvoir prennent la forme d'une hiérarchie communautaire emprunt de culture égalitaire : un objectif commun, s'insérant dans un cadre composé d'un corpus de règles minimum accepté par tous mais laissant place à la négociation via le dialogue, le débat. Le coordinateur du projetest davantage dans une posture d'animateur que de manager autoritaire. Son rôle est prépondérant, en amont pour la définition des tâches et objectifs, et en aval pour le contrôle des actions réalisées.
De nouvelles compétences et méthodes
Le numérique est une nouvelle méthode de travail, évidente pour une minorité et qui modifie profondément les habitudes. (Parallèle avec les processus participatifs : souvent décrié pour ralonger le temps du projet, si le processus part est bien mené le projet sera plus pérenne car chaque participant se sera approrié une part ce projet Portage collectif // Les habitudes de travail d'aujour'hui sont encore très verticales, l'apprentissage de plus d'horizontalité prend du temps mais une fois cette horizontalité intégrée dans la culture des porteurs de projets, gain de temps de l'efficience du travail mené).
L'utilisation de démarches numériques dans une démarche projet traditionnelle nécessite un temps d'appropriation ce qui va dans le sens de l'éducation populaire : elle met en avant le besoin de formation et d'acquisition de compétences tout au long de la vie. Changer les habitudes demande du temps. C'est en voyant ce que son utilisation peut apporter que l'instrument sera accepté. Les outils numériques seront utilisés dans une optique de collaboration uniquement si cela apporte une plus-value aux parties prenantes. L'établissement des règles et méthodes de travail nécessite un temps d'échanges, de débats, de réflexions. Une nouvelle conception, de nouvelles relations vont émerger, qui peuvent être très éloignées pour certains a priori. On retrouve un temps de débat puis un temps d'apprentissage. Le temps de débat doit confronter et interroger les habitudes, la culture du travail, pour en faire émerger une nouvelle qui sera propre au groupe.
Le rapport entre besoins à combler et outils proposés
Pour toutes les structures le temps est une ressource qui se raréfie, en raison de la multiplication des actions, des programmes et des partenaires. Le numérique permet de lever des barrières de temps et d'espace :des temps de travail asynchrones sont possibles. Une fois le rôle et la tâche de chacun définis, nul besoin que les participants réalisent les travaux qui leur sont dévolus au même moment. De plus avec le numérique les ressources et les productions de chacun sont visibles par tous dans un mouvement de partage global des connaissances. Accéder aux ressources et productions de chacun permettra d'enrichir sa propre réflexion et son propre travail tout comme celles et ceux des autres parties prenantes au projet. Mais dès lors peut-on parler de production collaborative, sachant que l'on construit à des moments différents ? Les TIC permettent de diffuser et de transmettre plus aisément l'information mais entraînent-ils réellement une production commune ? On peut répondre par l'affirmative à ces questions puisqu'il faut envisager ces processus dans une globalité : certes chacun peut construire dans un temps asynchrone mais au final pour un objectif commun.
Il faut également préciser que le séquençage et l'organisation des tâches ne doivent pas se comprendre de manière trop rigide. Si une planification initiale s'impose, celle-ci pourra potentiellement subir des modifications et dans ce cas c'est une communication efficace entre les membres qui pourra prendre un rôle d'organisateur des activités (méthode AGILE) : on en revient à l'importance de créer un environnement de travail propice à la collaboration.
Point de vigilance : numérisation de la société et dégradation du travail
Combler le besoin par l'outil ne doit pas se traduire par un "dépassement" de l'utilisateur par ce même outil. S'il est un objet qui ouvre de nouvelles possibilités il faut veiller à ce que cette libération ne se transforme pas en aliénation. Le danger serait de se retouver dans une posture de soumission ou de dépendance par rapport à l'outil, que la dialectique s'inverse : c'est l'homme qui deviendrait un produit fabriqué par le numérique. Les tendances qu'il peut imposer (immédiateté, dématérialisation) vont parfois créer des conflits : suppression d'emploi, dégradation du lien social, réflexions et réponses rapides au risque d'être superficielles. Il est primordial que l'outil soit au service du lien physique, que l'humain reste d'une certaine manière prédominant.
D'où un besoin de formation préalable et continu à l'utilisation d'outils numériques. Les modifications des habitudes de travail doivent être progressives et encadrées. Les personnes qui vont être appelées à utiliser des outils numériques pour mener collectivement à bien leur projet doivent comprendre un fonctionnement général qui va au-delà de la simple (mais toutefois nécessaire) maîtrise d'un logiciel, afin de ne pas se retrouver démuni en cas d'évolution de celui-ci ou si un autre instrument est mobilisé. Elles doivent avoir en tête les différences, avantages et inconvénients de ce support particulier par rapport à ceux utilisés précédemment. Il faut également qu'elles aient conscience des gains apportés en matière de collaboration. On voit un lien avec l'éducation populaire : comprendre et interroger ce que l'on apprend, ne pas rester figer face aux nouvelles compétences assimilées, développer ses capacités de réflexion et d'adaptation (d'après HULIN un triptyque "maîtrise, vigilance, conscience").
Les trois rôles : support / facilitateur / démultiplicateur
L'outil numérique offre un espace commun que chacun alimente par ses productions et réflexions. Cette mise en commun, compilation et regroupement des travaux dans un espace de stockage partagé par les membres de la communauté se traduit à terme par des gains de temps. En théorie chaque membre peut y avoir accès en tout temps et en tous lieux à condition de posséder un ordinateur. On voit le gain de temps et de praticité qu'il y a à stocker toutes les productions dans un lieu commun immatériel plutôt que de devoir les transporter et les détenir physiquement avec soi. Le numérique permet de travailler sur les notions de distance et de partage de la connaisance. Ce partage offre des gains de temps lorsque des interrogations surviennent. On mettra ici en lumière le concept de mémoire transactive : la mémoire du groupe est supérieure à celle de la somme des mémoires individuelles de ce groupe. Ainsi il est possible d'avoir accès à une information en contactant une personne du groupe qui possède la connaissance recherchée. Il n'y a pas besoin de mémoriser ce qui n'est pas de notre domaine ou discipline. Mais cela implique de connaître les compétences de chacun des membres du groupe. Et cela est inhérent au fait d'avoir une idée du projet global sur lequel le groupe agit. On en revient une fois de plus à l'importance de l'environnement de travail : connaître le rôle et l'activité de chacun afin de savoir rapidement vers qui se tourner, accepter la règle de partage de connaissance.
Les outils numériques seront plus aisément utilisés s'ils sont :
simples, dans la prise en main et l'utilisation : important au regard de la hausse de la fréquence d'interaction entre les parties prenantes. Moins de rencontres physiques ne veut pas dire moins d'interactions : la possibilité de se pencher sur les travaux des autres, de poser des questions via une plateforme numérique commune par exempleaugmente l'interaction entre les membres
plastiques (souples), c'est-à-dire permettant des usages variés, qui n'induisent pas d'adopter des comportements trop rigides, qui laissent une part de liberté.
Le numérique offre également la possibilité d'intégrer de nouveaux participants dans la construction du projet, parfois des personnes qui sont en dehors du champ traité : il s'opère un grossissement de l'interaction. Les potentiels bénéficiaires du projet font partie des personnes que l'on peut intégrer au processus de production. Leurs apports viendront compléter les constatations, les intuitions et les "expériences sociales ordinaires" des producteurs, celles sur lesquelles ils s'appuient pour élaborer le projet. La cible bénéficiaire devient productrice.
Les outils numériques peuvent favoriser l'expression de certains publics : l'aspect ludique qui s'en dégage pourra davantage inciter à s'intéresser et à s'engager. D'un autre côté s'exprimer de manière asynchrone et seul devant son ordinateur est moins impressionnant que devant une assemblée même réduite. Certains peuvent être réticents à s'exprimer en public : la parole se libérera peut être plus aisément à l'abri des regards directs d'autres participants.
Note sur le monde Open Source / Libre
Utiliser des outils numériques dans la démarche de projet implique également de s'intéresser à leur nature intrinsèque. Deux grandes sphères se font dès lors face : les instruments possédés et/ou édités par les grands groupes et ceux issus du monde dit Open Source / Libre (Définition : http://www.linux-france.org/article/these/osd/fr-osd-1.html). De nettes différences les opposent quant à ce qui est fait des données collectées lors de leur utilisation. Les grands groupes conservent précieusement leur mode d'édition et matrices de construction, arguant que leur mise au point a nécessité de lourdes dépenses de recherche et développement, ce qui justifie également que les services proposés soient dans certains cas payants. Le monde libre a lui fait le choix de développer des outils dont le code de construction est ouvert, impliquant que n'importe qui puisse l'enrichir, le perfectionner et développer des instruments en l'utilisant (Ex Linux / Ubuntu). Ces contributions se font sur la base du volontariat et sans contrepartie financière. Les logiciels issus de cette démarche sont disponibles gratuitement et le modèle économique rattaché est celui du don des particuliers (temps et argent). La gratuité d'utilisation est prônée car les produtions sont issues d'une intelligence collective. L'objectif est de permettre au plus grand nombre de bénéficier de ces outils vus comme des ressources universelles, voire pour certains comme un droit.
Au-delà d'utiliser tel ou tel outil en se basant sur ses caractéristiques techniques, un enjeu éthique apparait donc. S'il n'y a pas de bon ou mauvais choix, cela pousse tout de même à se questionner et à s'interroger, pour comprendre que les outils et actions numériques ne sont pas neutres. En cela on retrouve des considérations que l'on peut rapprocher de la philosophie des structures d'éducation populaire : avoir une vue d'ensemble, ne pas se placer dans une simple optique d'utilisation (voire de consommation) mais comprendre ce qu'il y a derrière, interroger ce que l'on fait. En se questionnant sur ce qui nous entoure et en particulier sur le nouveau paradigme que représente le numérique l'objectif est de se construire en tant que citoyen. L'acquisition de nouvelles compétences, numériques dans ce cas, doit se doubler du développement d'un sens critique de ce qui est appris : c'est cela devenir un citoyen "conscientisé", "éclairé", à l'heure du numérique.